Chambre à louer

28 octobre 2018 0 Par nadine-moncey

« Il n’est pas prêt de la relouer sa chambre, le Père Thiébaut ! »
La scène se passe dans le bar sans âge installé sur la place d’un quartier populaire d’une petite ville de province.
Norbert, le tenancier de ce bistrot semble se réjouir du mauvais sort qui gâche actuellement la vie de Monsieur Thiébaut : les visites de la chambre dont il est propriétaire et qu’il cherche à louer se succèdent sans résultat. Pourtant, il en a bien besoin de l’argent de ce loyer, la vie est chère et le montant de sa retraite est si bas qu’il n’y arrive plus.
Et Norbert joue un rôle non négligeable dans ce que Monsieur Thiébaut considère comme de la malchance.
C’est sûr, situé si près de cette chambre à louer, systématiquement, les personnes à l’issue de la visite, échouent dans le bar de Norbert et il s’en donne à cœur joie.
Que croyez-vous qu’il distille comme informations sur ce qui a pu se passer dans cette chambre pour que tout le monde fuit ?
La première raison qui vient à l’esprit, c’est qu’il y a eu un meurtre dans cette chambre. Vous imaginez alors une dispute au sein d’un couple qui a dégénérée. L’homme, jaloux, a déclenché une scène de ménage et la jeune femme rouée de coups a chuté violemment sur un bon radiateur en fonte qui lui a perforé le crâne. C’est une option…
Ou tout simplement, vous vous dites que le loyer est trop élevé. Bien sûr, aux dires de Norbert, Monsieur Thiébaut est un grippe-sous qui amasse l’argent, n’en a jamais assez et qui pour autant calcule ses dépenses au centime près. Avec tous les appartements qu’il détient, il n’a pourtant pas à s’en faire pour ses vieux jours, d’autant plus qu’il n’a pas d’héritier direct et que tous ses biens iront à l’Etat. C’est vrai que par rapport au prix du marché, il n’y va pas avec le dos de la cuillère. Ceci est une deuxième option…
Une autre raison tout aussi basique c’est que le voisinage est trop bruyant. Il est vrai que vivre à proximité d’un bar n’est pas de tout repos surtout que l’affaire de Norbert tourne plutôt bien. Pas très loin du centre ville à pieds, proche du monument historique le plus visité de l’agglomération, les touristes s’y arrêtent, la clientèle du crû lui est fidèle. Norbert sait les appâter. Les tournées générales, il pratique encore un peu et les jeux de cartes à disposition font encore recette. Voilà notre troisième option…
Après, pas très loin d’un cours d’eau, n’y aurait-il pas des rongeurs dans cette chambre ? Ou peut-être simplement des moustiques ? Enfin, rien de très alléchant. Quand on a le choix, on préfère aller ailleurs. C’était la quatrième option…
En définitive, aucune de ces suppositions n’est la bonne.
Vous l’auriez vue la dernière locataire, Madame André, toujours pimpante, maquillage dernier cri, parfumée à outrance, vêtements seyants malgré son âge avancé. Rien à son allure n’aurait permis de deviner ce qui se passait dans l’intimité de sa chambre. Bien sûr, elle avait un petit penchant pour l’alcool. Mais si tous les consommateurs d’alcool avait la même déviance, les villes ne seraient pas respirables. Madame André souffrait du syndrome de Diogène et pas qu’un peu ! C’est lorsque les services sociaux se sont intéressés à sa situation, après que ses voisins aient exprimé leur ras-le-bol par rapport aux odeurs nauséabondes s’échappant de chez elle, que les commérages sont allés bon train dans tout le quartier. Les descriptions les plus abominables les unes que les autres ont été entendues et bien sûr, colportées principalement depuis le bar de Norbert. Depuis longtemps, le Père Thiébaut n’y mettait plus les pieds chez Madame André. Il avait fini par déserter lui aussi. D’ailleurs, mettre les pieds dans cette chambre, encore aurait-il fallu beaucoup d’adresse vu l’encombrement du sol. Elle avait fini par stocker toutes sortes d’objets hétéroclites, des petits meubles sans attrait à profusion disparaissant sous l’entassement de vieux journaux, des publicités diverses, des boîtes de conserve vides. Un vrai capharnaüm ! Sans compter les restes d’aliments jonchant le sol, des billets de banque cachés sous des monceaux de détritus. Par bonheur, elle n’avait quand même pas cédé à la tentation d’adopter un animal de compagnie. Le lit était à peine identifiable car enfoui sous des tonnes de vêtements déposés en vrac. Quant au coin cuisine, c’était difficilement imaginable de penser que Madame André l’utilisait pour préparer ses repas tant la graisse dégoulinait sur les parois des appareils ménagers. Enfin, la salle d’eau, étonnement, regorgeait d’une multitude de tubes à dentifrice, de crèmes de beauté de toutes sortes, de flacons de parfums à profusion.
N’entendant plus de bruit depuis quelques jours provenant de la chambre de Madame André, ses voisins ont fini par s’inquiéter et à alerter qui de droit. Elle fut découverte totalement déshydratée et dénutrie. La décision de la placer en maison de retraite fut alors prise. Elle quitta sa chambre et Monsieur Thiébaut entreprit une remise en état en bonne et due forme de ce logement, en vue de rechercher un nouveau locataire.
Les conditions dans lesquelles Madame André avait vécu dans cette chambre étaient une bonne aubaine pour Norbert qui, suite à un banal différend, avait décidé de faire tout pour que Monsieur Thiébaut ne puisse la relouer. Il était facile pour lui de dévoiler aux éventuels locataires dans quel type de lieu ils étaient sur le point de résider et la signature des contrats de location n’aboutissait finalement pas, au désespoir de Monsieur Thiébaut.
Norbert en avait vu défiler quelques-uns depuis presque une année. Il se souvient du premier qui lui avait inspiré le manège qu’il avait fini par adopter à l’attention de tous les suivants.
Il s’agissait d’un tout jeune homme accompagné de ses parents. Il devait commencer un apprentissage à l’usine à proximité et recherchait un hébergement pour les périodes durant lesquelles il devait travailler dans cette usine. Il était très grand, fort brun, une barbe naissante, propre sur lui. Ses parents, d’allure respectable, issus de la classe moyenne l’accompagnaient dans sa recherche. Ils s’étaient montrés intéressés par cette chambre en raison de sa localisation qui évitait à leur fils de passer trop de temps dans les transports publics pour se rendre à son travail. L’environnement leur avait semblé sympathique. Après plusieurs simulations budgétaires, ils en étaient venus à la conclusion que le loyer était accessible et passait dans leur budget. Car ce n’était pas avec la rétribution qui serait accordée à leur fils que celui-ci pourrait assumer cette dépense. Ils étaient sortis souriants en fin de visite de la chambre de Monsieur Thiébaut mais s’étaient réservés quelques jours de réflexion avant de s’engager. C’était en plein mois de juillet, il faisait très chaud ce jour-là et le besoin de se désaltérer les avait conduits jusqu’au bar de Norbert.
Là, Norbert ne manqua pas d’engager la conversation. Il savait s’y prendre. S’intéressant à l’un puis à l’autre, il savait mettre ses interlocuteurs en confiance. Il les écouta, puis au moment opportun, sut les dissuader de ne pas conclure le contrat de location en procédant à une description des plus précises de la chambre avant sa remise en état. Pour lui, les travaux avaient été trop vite réalisés pour que la chambre soit dans un état de salubrité suffisant pour leur jeune fils qui méritait bien mieux. Déstabilisés, les parents montrèrent leur déception mais Norbert comprit que leur décision de renoncer à cette location était acquise.
D’autres visites eurent lieu jusqu’au jour où il se souvient très bien, une jeune fille, si bien de sa personne qu’il en avait été impressionné, se présenta dans son bar à l’issue de la visite de la chambre. Même scénario : sourire aux lèvres, prête à unir son destin à cette chambre. Il sortit son numéro de charme, même si cela était complètement décalé. Une plaisanterie bien envoyée avait fait le reste et comme elle avait de l’humour, elle était rentrée consciemment dans son jeu. Leurs échanges verbaux avaient abouti à des compliments appuyés de la part de Norbert sur son apparence, son élégance, sa beauté jusqu’à ce qu’un léger rougissement s’empare des joues de la jeune fille. Cette réaction avait quelque peu chamboulé Norbert. D’ailleurs, il s’en souvenait encore comme si la scène s’était déroulée la veille. Il sut guider habilement la conversation vers la chambre de Monsieur Thiébaut et cette fois encore la description qu’il en fit fut suffisamment convaincante pour que la jeune fille fasse marche arrière. Elle expliqua à Norbert qu’elle rentrait à l’école d’infirmières et qu’elle ne pouvait pas se permettre de s’installer dans un endroit insuffisamment sain. De plus, dans le cadre de ses études, elle aurait des périodes de stage à l’hôpital et il ne fallait à aucun prix prendre de risque pour la santé des patients. Une fois de plus, c’était gagné pour Norbert.
Une autre « visite » dont il se souvient est une visite qu’il a déjouée avant qu’elle ne se déroule. Une femme, la petite quarantaine, est apparue un jour sur le seuil du bar de Norbert. Elle semblait très nerveuse, pressée comme sous l’emprise d’une menace. On aurait crû qu’elle voulait passer inaperçue mais son comportement, malgré elle, ne contribuait pas à cette réaction de la part des gens qu’elle croisait. Tous les clients du bar se retournèrent sur elle. Elle paraissait affolée. Bien que Norbert ignore la raison pour laquelle elle avait franchi la porte de son établissement, celui-ci mit tout en œuvre pour qu’elle finisse par se confier discrètement à lui. Elle avait fugué, avait quitté son logis et son compagnon ne tarderait pas à la rechercher par tout moyen et il lui fallait, sans délai, trouver un toit. Elle avait rapidement repéré les coordonnées de Monsieur Thiébaut qui trônaient sur un écriteau accroché au rebord de fenêtre de la chambre à louer. En déambulant dans le quartier, elle avait remarqué depuis quelques temps qu’une possibilité pourrait s’offrir à elle à cet endroit lorsqu’elle aurait le courage de rompre avec cet homme qui ne la rendait pas heureuse. Elle avait donc pris rendez-vous avec Monsieur Thiébaut qui n’allait pas tarder à la rejoindre pour lui faire visiter cette chambre. Norbert sortit à nouveau le grand jeu. Cette chambre n’était pas non plus pour elle. Malgré son infinie motivation pour dénicher un lieu qu’elle devrait rapidement investir, la description faite par Norbert la laissa sans voix. Elle était prise entre deux feux. Soit signer le bail de cette chambre et prendre possession aussitôt d’un espace insalubre, soit faire marche arrière et rentrer honteuse auprès de son compagnon. Elle ne pouvait se résoudre à cette deuxième possibilité maintenant qu’elle avait osé franchir le pas. Voyant qu’elle était sur le point de faire affaire avec Monsieur Thiébaut, Norbert l’interrompit. Il prit son téléphone et se démena pour faire le tour de ses connaissances parmi lesquelles se trouvaient des propriétaires de logements. En un temps record, la solution était trouvée. Monsieur Thiébaut qui se sentait interdit de séjour dans le bar de Norbert devait attendre sa future locataire sur le pas de la porte de son immeuble. Ayant patienté un certain temps, il avait dû se rendre à l’évidence : celle-ci lui avait fait faux bond. Norbert se félicita une fois de plus d’être parvenu à ses fins.
Une autre encore qu’il ne risquait pas d’oublier. Norbert, comme saisi d’un pressentiment, l’avait vue arriver celle-ci. Habituellement, c’était Monsieur Thiébaut qui était présent le premier au rendez-vous mais pour une fois, ce fut sa cliente. La visite s’éternisait. Norbert ne les voyait pas réapparaître. Elle devait vraiment être intéressée. Il se disait qu’il aurait fort à faire pour la faire changer d’avis. Il préparait intérieurement ses arguments. Il constatait détenir quand même bien des qualités de persuasion. C’est avec une confiance absolue en lui qu’il accueillit la nouvelle prétendante à la location. Interrogée subtilement par Norbert, elle ne tarda pas à se présenter comme sa future voisine. Bien rôdé à l’exercice, Norbert déballa à nouveau le discours habituel : une aussi charmante personne ne pouvait accepter de loger à cet endroit qui avait été souillé pendant des années et ne pourrait jamais être habitable. Elle risquait tout simplement de contracter des maladies dont elle aurait du mal à se débarrasser. Bien sûr, en apparence, il avait toutes les qualités. Mais il avait vu travailler l’entreprise de rénovation, et vraiment, c’était plutôt du sale boulot : des matériaux bas de gamme, des ouvriers pas formés, un patron véreux, tout y passait. En plus de cela, le ménage après travaux avait été fait à la va vite par une personne dont on aurait pu croire qu’elle était la fille de la précédente locataire, tant elle était négligée. Il mettait vraiment le paquet et la jeune fille l’écoutait sans mot dire jusqu’à ce qu’elle ouvrit la bouche : « Le patron véreux est mon père et je suis la personne qui a effectué le ménage final de la chambre après travaux. Je vous remercie de m’avoir offert ce verre et vous dis A bientôt, pour la fête des voisins ».