Charmantes soirées en perspective

Charmantes soirées en perspective

6 octobre 2021 4 Par nadine-moncey

« Oh, les Martin ! Toujours aussi pédants ! Je regrette une chose : c’est que nous ne soyons pas allés chez eux avec la Mercedes. Nous leur en aurions fichu plein les yeux ! »

Alors qu’ils approchent de leur immeuble, Charles et Astrid soupirent. Quelle déception encore cette soirée ! Des convives sans intérêt, un menu de cantine.

« Au fait, tu as eu le temps de la mettre au garage avant qu’on parte, la Mercedes ?, demande Astrid.

— Non, j’ai sauté d’une voiture à l’autre. Nous étions déjà en retard. Davantage eut été inconvenant.

— Je ne l’ai pas vue en passant. Refais le tour du pâté de maisons. Tu l’as garée où ?

— Sur l’emplacement juste devant chez nous. J’espère que tu te trompes. J’en ai les jambes qui tremblent. »

Nouveau passage. Rien.

« Arrête-toi, je vais voir au garage au cas où tu l’aurais rentrée quand même. Tu es tellement obnubilé par ton travail que tu ne t’en souviens peut-être plus ! »

Le visage décomposé, Astrid réapparaît. Charles comprend que la Mercedes s’est volatilisée. Il empoigne son téléphone.

« Ici, le commissariat du 16e, je vous écoute. »

Le policier à qui Charles fait part de la disparition de son cher véhicule, lui répond, impassible, de sa voix métallique. Aucune compassion. Ce manque d’intérêt renforce encore davantage sa colère. Il explose. Astrid en fait les frais.

« Je te l’ai déjà dit. Pas d’invitation le jeudi soir ! C’est quand même pas compliqué à comprendre. Je rentre toujours tard du bureau le jeudi soir. Pas d’invitation le jeudi soir !

— Tu as l’impression de revenir plus tôt les autres jours ?

— Ça suffit ! »

Il lance à pleine vitesse la petite citadine sur le boulevard.

« Ouvre grands les yeux et aide-moi à la retrouver. Ces incapables de la police ne sont pas prêts de bouger !

— Tu es injuste. Les pauvres, avec la délinquance qui sévit partout, leur tâche ne doit pas être facile.

— Ne prends pas leur défense. Il aurait au moins pu avoir un mot de consolation. »

Une heure plus tard, après avoir sillonné les rues de l’arrondissement, ils rentrent bredouilles à leur domicile. Charles s’affale sur le canapé du salon, meurtri par la disparition de son jouet favori. Il se revoit le week-end passé sur les routes normandes au volant de la Mercedes flambant neuve. Le soleil brillait. Le cabriolet étincelait sous les rayons lumineux. Il s’était senti tellement puissant dans l’habitacle doté des accessoires les plus sophistiqués qui soient. Même Astrid avait retrouvé dans cet environnement sa splendeur d’antan. Cette voiture avait eu le don de la rendre désirable.

Malgré la contrariété, Charles finit par s’assoupir dans le salon. Un sommeil plus lourd s’empare de lui, peuplé de rêves perturbants. Il se voit arpentant avec difficultés les trottoirs de son quartier, les jambes comme engluées dans un visqueux goudron. Puis, le voilà poursuivi par une bande de malfaiteurs menaçants. Au petit matin, il se réveille en sueur.

Par réflexe, il se dirige vers l’immense baie vitrée et se met à hurler :

« Astrid ! Astrid ! Notre Mercedes est garée devant !

— Tu dis n’importe quoi ! lui lance, de la chambre, sa femme sortant d’un demi-sommeil.

— Je ne me permettrais pas de plaisanter avec un sujet aussi grave. Je descends m’assurer qu’elle n’a pas subi d’avaries. »

Il réapparaît quelques instants plus tard, une lettre à la main. Il relit à haute voix le contenu :

« Désolés pour le dérangement. Assaillis par un événement impromptu, il ne nous restait qu’une solution : emprunter la première voiture croisée pour régler notre problème. Espérons que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. Ce n’était qu’une fausse alerte, tout est rentré dans l’ordre pour nous, rassurez-vous. Permettez-nous de vous présenter nos excuses. Afin de compenser ce service que vous nous avez rendu malgré vous, nous vous joignons deux places de théâtre. 

— Ils ne se sont pas moqués de nous ! Au théâtre du Palais Royal ! Et en plus, dans le carré d’or ! La pièce ? “Adieu, je reste”. J’en ai entendu parler. Bonnes critiques, tu peux me faire confiance. »

Assis face à face, leurs regards se croisent. Que penser de cette aventure ?

« Qui sont nos prochains invités ?

— Jeudi, les Dupont.

— Les Dupont ? Bof ! Jeudi ? Oh ! Tant pis. Je me sens tellement pressé de raconter cette anecdote ! Dans le registre d’étalage de leurs exploits, j’ai rarement entendu les Dupont parler culture. Malgré tout, ils connaissent le prix des bonnes choses.

— Finalement, ce n’était pas de mauvais bougres, ces “emprunteurs” ! J’aimerais bien les rencontrer. Des gens aussi bien élevés, ça ne court pas les rues. Au fait, tout était en ordre dans la voiture ?

— Parfait. J’ai même l’impression qu’ils l’ont lustrée intérieur, extérieur ! Ou d’avoir failli la perdre, je la vois peut-être avec des yeux encore plus amoureux. Excuse-moi, chérie. Vivement le 12 février, qu’on profite de cette soirée au théâtre. »

Les jours passent. Chaque invitation est l’occasion pour le couple de raconter l’affaire peu banale de l’emprunt de leur Mercedes. À chaque fois, ils deviennent le principal centre d’intérêt. Ils jubilent !

Enfin, le 12 février arrive. Astrid a pris congé et visite coiffeur, manucure, esthéticienne. Elle rayonne, ce soir. Charles, quant à lui, a anticipé. Il se sent bien, vêtu de son nouveau costume trois pièces. Dans les fauteuils moelleux du théâtre, assis face à la scène, ils assistent à la représentation qui, malheureusement, n’en finit pas. A la sortie, Astrid fait la moue :

« Je suis un peu déçue. À ce prix-là, je m’attendais à mieux. »

Ils ne s’attardent pas et rejoignent fatigués par la longue journée, leur appartement. Arrivés devant la porte d’entrée, ils découvrent un mot accroché : « Nous espérons que vous avez aimé la pièce. » Ils sourient.

Mais le seuil à peine franchi, le désordre qui règne à l’intérieur les saisit. Tout est sens dessus dessous, les tiroirs renversés, le coffre-fort ouvert !

Un hurlement aigu déchire la nuit.