Dans le creux de la vague

Dans le creux de la vague

4 mai 2020 6 Par nadine-moncey

L’écriture lui semblait être celle d’une femme. Fine, élégante.

Ce matin encore, Pauline était sortie aux aurores. Sa promenade quotidienne sur la plage déserte en contrebas de la villa était vitale. Flâner, les pieds nus sur le sable humide, lui apportait un regain d’énergie momentané. La détonation ponctuant chaque élan de la marée contre les rochers l’assourdissait. L’écume s’évaporait sur sa peau diaphane. Plus rien ne comptait en cet instant. Son masque d’amertume tombait. Elle savait qu’aussitôt rentrée chez elle, les préoccupations qu’elle tentait de fuir lui éclateraient à nouveau au visage et s’insinueraient au plus profond de ses tripes. Combien de temps allait-elle pouvoir tenir ainsi ?

Cette découverte avait un goût étrange. Alors qu’elle avançait, que ses chevilles s’enfonçaient à chaque pas, que son équilibre vacillait, elle vit un objet briller au sol. Elle approcha. Une bouteille au col long, aux épaules larges et rondes sur un corps bombé, échouée devant elle. Un solide bouchon fermait hermétiquement le goulot. Une vulgaire bouteille de whisky. Une enveloppe était glissée à l’intérieur. Le papier paraissait intact. Prendre connaissance de sa teneur : une nécessité pour Pauline. Elle serra contre elle le verre humide et pressa le pas. Une mouette moqueuse l’accompagnait. Une bouffée anormale l’inonda. Sa respiration était saccadée. Malgré elle, elle espérait beaucoup de cet envoi du ciel. Arrivée à son logis, elle se dirigea à l’arrière de la bâtisse. Elle empoigna le flacon et le fracassa contre un fragment de rocher, échoué là depuis des millénaires. Un bruit sec et efficace. L’enveloppe était délivrée de sa prison de verre. Pauline s’en saisit et rentra chez elle. La chaleur du feu à l’âtre l’envahit. L’odeur de la combustion la pénétra. Assise face au foyer, elle décacheta le pli et entama la lecture de la missive. Effectivement, c’était une femme qui avait jeté cette bouteille contenant ce courrier à la mer. Pauline parcourut les phrases. Les mots défilaient sous ses yeux, mots expressifs et profonds. Elle découvrait les aveux d’un être désespéré. Étaient relatés des événements douloureux. Des drames anéantissaient l’auteure de ce courrier. Seule sa mort mettrait fin à la succession des malheurs s’abattant sur les siens. Le suicide lui apparaissait comme son unique issue.

Oh combien Pauline comprenait les sentiments qui avaient agité cette femme ! Les larmes qui avaient rythmé la lecture de la lettre firent place à des sanglots qu’elle n’arrivait pas à réprimer. Singuliers, ces termes couchés sur le vélin épais. Ils lui étaient destinés, elle en avait la certitude. Ses paupières étaient gonflées des pleurs qu’elle ne parvenait pas à contenir.

D’un pas léger, Emma, sa fille, descendit l’escalier en bois qui émit un grincement subtil. Elle vint à la rencontre de sa mère. Pauline s’efforça de se reprendre. Elle devait faire bonne figure, même si le cœur n’y était pas. Trop d’émotions la submergeaient, mais il fallait faire front.

— Tu as bien dormi, ma chérie ?

— Oui, maman et j’ai fait un super rêve. C’était Noël et toute la famille était réunie. Toi, papa et tous mes grands-parents.

— Même mes parents ? Tu ne les as pas connus.

— Je les ai inventés.

L’imagination d’Emma l’étonnait toujours, et quelle sensibilité chez cette enfant d’à peine dix ans. Sa fille, sa raison de vivre, son bonheur inégalable. Elle se devait de la protéger. Fut-ce au péril de son existence. Le contenu de cette lettre ravivait ses pensées funestes. Sa disparition signerait-elle la fin des catastrophes qui secouaient son petit monde ?

Tout avait commencé quelques mois auparavant. Il y avait eu, en ce soir sombre de novembre, le choc. Le choc provoqué par ce camion fou projeté à vive allure contre le véhicule qui roulait tranquillement sur cette route de la vallée. Ses grands-parents, Papy Pierre et Mamie Lili, les occupants de la berline, avaient succombé rapidement à leurs multiples blessures. Pauline était très attachée à eux. Ils l’avaient élevée dès son plus jeune âge. Orpheline de père à sa naissance, elle n’avait gardé de sa mère qu’un vague souvenir. Quand celle-ci avait quitté ce monde, Pauline était très petite. Ce qu’elle savait d’elle, c’était le manque généré par son départ. Ses grands-parents lui avaient donné beaucoup d’amour. Mais la chaleur des bras d’une maman est irremplaçable. La perte de ses grands-parents dévasta l’univers protecteur qui s’était échafaudé autour de Pauline.

Peu de temps après, la jeune femme dut affronter le départ de sa meilleure amie, sa confidente. Le fait n’était pas dramatique en soi.

— On propose à Ludovic une mutation à la Réunion. Tu te rends compte de la chance ! Je m’adonnerai à la plongée de jour comme de nuit, comme j’en éprouve tant l’envie. On n’a pas hésité une seconde. Partir pour une année ou deux, quel délice !

Sophie se faisait une joie infinie de s’octroyer un espace d’évasion. Mais elle laissait dans le désarroi une Pauline déjà fragilisée par la perte de ses grands-parents. Le vide s’installait progressivement autour d’elle. Elle n’aurait plus à ses côtés l’écoute féminine qui lui apportait tant. Sophie trouvait toujours les mots pour adoucir sa peine. Un bouleversement pour Pauline, un bleu à l’âme inévitable. Elle avait conduit le couple à l’aéroport. Sur l’autoroute du retour, elle avait cumulé les excès de vitesse, s’était grisée d’un plaisir obscur, avait été attirée par les bas-côtés, par le néant. Puis, elle avait pensé à Emma et à Alexandre, son mari, et tout était presque rentré dans l’ordre.

Et le coup de massue ! À quelques encablures de chez elle, la sonnerie de son portable déchira le silence de l’habitacle. Elle se gara pour écouter le message enregistré.

— Bonjour, ici Paul Werner. Pouvez-vous me rappeler au plus vite ?

Il n’était pas dans les habitudes du patron de son mari de lui téléphoner. Elle comprit qu’une épreuve supplémentaire l’attendait. Alexandre, son mari, avait été victime d’un AVC sur son lieu de travail et transporté en urgence à l’hôpital. Il était sorti d’affaire, mais avec des séquelles importantes. Son corps demeurait partiellement inerte. Il avait perdu l’usage de la parole. Souvent, elle l’assénait du même discours. Il ne l’entendait pas quand elle lui conseillait de se reposer.

— Quand vas-tu lever le pied ? Un jour, tu t’en mordras les doigts.

— J’aime mon travail. Ne t’inquiète pas, ce que l’on réalise par passion ne peut nuire à la santé.

Il était allé trop loin. Il ne s’accordait aucune trêve. Il serait bien obligé de suspendre ce rythme soutenu. Quand elle lui avait rendu sa première visite, dans l’odeur

oppressante de la chambre d’hôpital, le regard perdu de son homme l’avait brisée. Un autre de ses proches qui la lâchait. Son moral baissa encore davantage. Seule la présence d’Emma, ébranlée, mais courageuse, la motivait quelque peu. Pour elle, elle se forçait à effectuer les tâches élémentaires : se laver, s’habiller, préparer les repas. Tout mécaniquement.

Puis, il y avait eu la fausse-couche de sa belle-sœur, le vol de son sac à main et de ses papiers. Elle avait eu l’impression alors de perdre son identité. Elle ne se reconnaissait plus. Elle ne parvenait plus à donner l’image d’elle, rieuse et gaie qu’elle s’imposait régulièrement pour éviter de contrarier son entourage. Fini les chansons fredonnées dans la maison. La tristesse l’habitait. Afin de surmonter ces difficultés, elle pratiquait une sorte d’écriture thérapeutique. Elle illustrait ses textes. L’esquisse figurant sur la page de garde de couleur noire était ponctuée de nuances brun fauve qui s’étaient infiltrées lorsque des instants d’espoir s’étaient ouverts à elle. Ses grands-parents, son amie, Alexandre, le futur bébé. Tous ces événements subis par les siens contribuaient à lui pourrir la vie, à lui faire perdre pied. La loi des séries l’enfermait chaque jour un peu plus, dans un carcan qui l’oppressait. Et plus personne à qui claironner ses états d’âme. Elle, au centre de ces tragédies, ignorait comment stopper ce cycle infernal.

Le malheur étant contagieux, le cercle de ses connaissances se restreignait. Ce message n’était pas venu à elle par hasard. Il semblait l’orienter vers des directions opposées : disparaître ou renaître ? Celle qui l’avait écrit avait certes vécu un grand moment de doute identique à celui qu’elle éprouvait à ce moment-là. Elle s’était sentie coupable des tristes faits qui survenaient dans son environnement. Elle avait voulu y mettre un terme en attentant à ses jours. L’état d’esprit de Pauline était similaire. Mais la mort de cette femme, trente ans auparavant, avait-elle permis d’arrêter l’enchaînement des tragédies se produisant autour d’elle ? Pauline savait que non. Dans cette lettre, elle avait reconnu les épisodes de la vie de sa mère. Elle avait reconnu l’écriture racée. La signature laissait apparaître le prénom de sa mère : Alice. Ce que Pauline savait aussi, c’est qu’après le suicide de celle-ci, de sinistres situations étaient venues encore assombrir l’horizon de ses grands-parents et, par

conséquent, le sien. La série s’était poursuivie, puis un jour, l’accalmie. Cette accalmie dura jusqu’aux événements récents qui la plongeaient dans cet immense chagrin. Près de trente années de répit. Bien sûr, les drames avaient laissé des traces, mais d’autres instants de sérénité avaient également jalonné son existence.

Pauline comprit que rien n’interromprait le cours des circonstances, même pas sa disparition. Elle devait se ressaisir. Elle n’avait pas le droit d’imposer à Emma le même manque de sa maman que celui qui hantait sa conscience. Sa décision était actée. Le rêve d’Emma ne se concrétiserait pas, mais au moins fallait-il limiter les dégâts. Elle enveloppa son enfant tendrement de ses bras. Ensemble, elles iraient sans délai voir Alexandre, dont l’acharnement contribuerait à présent à un rétablissement progressif. Entouré de Pauline et Emma, il ne pourrait en être autrement.