Le diamant des Bagas

17 décembre 2018 0 Par nadine-moncey

Comme une bombe le voilà, le voilà, le printemps.
Après un hiver tel que nous n’en avons plus vu depuis bien des années, le soleil a jailli et a réchauffé spontanément l’atmosphère, pour le plus grand bien des petits et des grands.
Au même instant, le chant d’oiseaux encore timide a retenti et le paysage s’est transformé en un éclair. Les sapins environnants ont repris des couleurs et des fleurettes précoces ont montré le bout de leur nez entre les pierres disjointes d’un mur patiné par les années qui passent. La pelouse s’est parée d’un vert étincelant. Le ciel d’un bleu azur exceptionnel a choisi de se mirer dans les eaux paisibles de l’étang. Le retour de la lumière naturelle qui n’a rien à voir avec l’artificielle, mais la vraie, celle qui transcende, qui offre de la vitalité et pénètre jusqu’au fond de l’âme est tellement bienvenu !
C’est un début d’après-midi où l’on a l’impression de revivre et qui donne envie de profiter pleinement de ces transformations, après des mois teintés de gris, de noir, de blanc, de couleurs atones.
Lucie, adepte du bronzage, n’a pas tardé à élire domicile dans son transat favori, confortable à souhait, esthétiquement adapté à son goût très prononcé pour le style épuré. Même si ce type d’objet trouverait bien sa place dans les magazines de mobilier contemporain, chez elle, cette attirance pour la simplicité est naturelle. Loin d’elle l’idée de se laisser influencer par une mode quelle qu’elle soit.
Lucie… inconditionnelle du farniente, capable de passer du temps à rêvasser, à se prélasser avec ou sans soleil, à méditer aussi. D’ailleurs, cette pratique n’est-elle pas recommandée ? Ses lectures l’y encouragent car, dit-on, elle aide à réduire le stress. Et, malgré tout, le stress, elle connaît. L’anxiété, l’appréhension, oh, que oui !
Et tout en étalant son huile protectrice sur la peau, lui revient à l’esprit son souci du moment : le retour imminent de son compagnon absent quelques jours pour son travail. Non pas que ce compagnon serait un être non fréquentable, violent ou avec qui elle serait en désaccord, non, absolument pas. Mais la raison de cette appréhension réside dans le fait qu’elle n’arrive pas, depuis la veille à mettre la main sur la bague dont il lui a fait cadeau avant son départ en mission.
Ce qui la perturbe autant, c’est que cette bague a une histoire…
Ce diamant bleu extrait de la roche, il y a près d’un siècle, en Afrique subsaharienne, ornait initialement un masque détenu par le chef de la tribu Baga vivant dans un petit pays bordé par l’océan Atlantique. En remerciements de services rendus à son village, ce personnage émérite a offert en échange cette pierre précieuse à l’arrière-grand-père du compagnon de Lucie. Celui-ci, de retour en France, a aussitôt entrepris de faire poser cet élément mystérieux sur son porte-plume préféré. Cet objet, il l’utilisait chaque soir afin de consigner les principaux événements de sa journée dans un livret prévu à cet effet.
Ce solitaire n’avait rien d’exceptionnel, mais il avait malgré tout une valeur indéniable et surtout, par sa brillance resplendissante, il ne pouvait passer inaperçu.
Quelques années plus tard, son aïeul rencontrait une jeune femme dont il s’éprit éperdument et qui devint son épouse. Rapidement, il prit la décision de lui offrir une bague sur laquelle il avait fait monter le diamant bleu. De leur union naquit un fils, qui à son tour, hérita du présent et en fit don à l’élue de son cœur. La transmission de ce joyau se perpétua pour se retrouver au doigt de Lucie. Quelle responsabilité ! Lucie ne pouvait admettre que cette allégorie s’arrête par sa faute. L’avoir reçu en cadeau constituait une véritable preuve d’amour. Elle ne pouvait se résoudre à la disparition de ce bijou.
Le récit de son compagnon illustrant le cheminement du diamant bleu ressemblait fort à un conte dont elle était la dernière bénéficiaire. Les couples qui en avaient eu la jouissance avaient connu une vie ponctuée d’événements heureux qui ont fait dire aux uns et aux autres que ce joyau apportait le bonheur à celui qui en prenait soin.
Était-ce le fait qu’il ait orné un masque sans doute sacralisé ?
Nul ne le saura jamais. Cependant, la réalité s’imposait : ce diamant était protecteur, mais qu’adviendrait-il de celui ou celle qui le négligerait ? Elle n’osait y songer.
Et que dire de la mise en scène choisie par son compagnon quand il lui a offert ? C’est dans le décor sans faste, sans apparat, mais douillet, situé dans l’angle le plus abrité de la propriété, qu’il lui a demandé de le suivre. Il lui a alors déclaré sa certitude d’avoir envie de lui tenir la main très longtemps. Et que si celle-ci était parée de ce bijou, ça n’en serait que mieux.
En attendant, elle appréhende le retour de son amoureux, car elle le sait bien, celui-ci ne manquera pas de s’apercevoir rapidement qu’elle ne la porte pas, cette bague offerte avec toute sa tendresse. Son sens aigu de l’observation va s’acharner à faire vivre à Lucie un moment impossible à vivre pour elle.
Quelle excuse trouvera-t-elle pour se dédouaner et repousser à plus tard l’instant tellement craint où elle devra avouer l’inavouable ?
Elle ne pourra pas lui dire qu’elle l’a perdue, sous peine de devoir affronter une colère. Celle-ci serait, somme toute, parfaitement justifiée et corroborerait le reproche qu’il émet souvent vis-à-vis d’elle, d’indifférence par rapport aux biens matériels.
En effet, Lucie répète à l’envi qu’elle n’a besoin de rien. Seuls comptent pour elle, son moi intérieur, lui, et ses amis et amies qui la ressourcent et avec lesquels elle prend plaisir à partager des discussions sans fin. Elle a pu constater maintes fois que la possession d’objets était secondaire pour vivre en harmonie.
Mais là, ce don a toute autre valeur. Les biens en soi lui importent peu, mais la symbolique qu’ils représentent, c’est différent.
Elle ne pourra pas lui dire non plus qu’elle a déposé la bague chez le bijoutier qui doit effectuer un ajustement. Quand elle l’a essayée en sa présence, elle lui allait à merveille.
Et s’il arrivait à l’instant, elle ne pourrait pas lui dire non plus que bronzer avec un anneau risquerait de nuire à la qualité de son hâle. Sa peau parfaitement lisse et uniforme ne souffrirait guère d’un bandeau plus clair à la base de son doigt !
Elle ne pourra pas lui dire qu’elle ne la porte pas de crainte de la perdre, ce serait ridicule.
Et voilà, depuis cette disparition, Lucie a fouillé les quatre coins de la maison, a retourné tous les coussins, a inspecté chaque étagère, a déniché les quelques éventuels amas de poussière, sans résultat.
Puis, ce fut au tour de son véhicule. Tout y est passé : les banquettes, le coffre, les casiers de rangement, tout.
Ensuite, elle a pensé qu’elle avait pu glisser de son doigt et poursuivre sa course dans les circuits d’évacuation, évier, toilettes… Mais que faire, si tel était le cas ?
Elle a également parcouru les rues, les parkings, les lieux où elle a l’habitude de se rendre, a fouiné partout et a interrogé le boulanger, la caissière du supermarché, le facteur et toujours rien.
Puis, elle a eu l’idée de distribuer dans les boîtes aux lettres de son quartier un papier promettant une récompense à celui qui lui rapporterait le bijou perdu. Et un avis à la population ? Ou les réseaux sociaux, ça peut servir à cela aussi ! Pensées qu’elle a rapidement abandonnées, ne voulant pas éveiller les soupçons. Pour agir en toute discrétion, mieux valait oublier ces possibilités. Et vu la situation, cette qualité s’imposait. C’est comme un secret d’État, on ne peut pas tout divulguer au peuple. Certains s’en approprieraient dans un but pas forcément honorable.
Pour finalement atterrir aux objets trouvés pour s’entendre dire : « Mais, ma pauvre Dame, de nos jours, qui rapporterait aux objets trouvés un bijou de valeur ? ». Effectivement, elle imagine son polisson de voisin se présenter à la police pour déposer un tel objet qu’il aurait découvert sur son chemin. Elle n’y croit guère. Ce serait une trop belle aubaine pour financer les produits illicites dont il fait usage au grand désespoir de sa famille.
Cette disparition l’obsède. Elle en vient à souhaiter pour cette raison, le retour le plus tardif possible de son compagnon. Qu’il rate son train, qu’une nouvelle grève des transports publics s’organise, que sa mission soit prolongée, qu’il trouve un prétexte à faire durer son périple à l’autre bout du pays. Malgré tout, rien de plus grave. Elle ne peut envisager le pire. Ce serait immoral et ce n’est surtout pas ce qu’elle veut. Lucie devait rassembler son courage pour lui avouer la perte du bijou.
Elle doit gagner du temps, poursuivre ses recherches et enfin remettre la main sur ce bijou. Elle est particulièrement désespérée, ne sachant plus que faire.
Et soudainement, revient à son esprit, ce refrain qui l’enchante « Comme une bombe le voilà, le voilà, le printemps ». La neige immaculée qui, ce matin encore, aux aurores, recouvrait intégralement le sol — comme si le ciel avait décidé ces derniers jours de pulvériser des cristaux sur chaque centimètre carré visible —, la neige, a totalement fondu. Réapparaît alors à quelques mètres de Lucie, au beau milieu du jardin, son diamant bleu étincelant, surgi de nulle part !