Le mauvais pressentiment

Le mauvais pressentiment

28 décembre 2020 4 Par nadine-moncey

Je lis paisiblement, assise dans un fauteuil de mon salon. La quiétude de ce moment où rien ne bouge autour de moi m’accompagne. La sonnerie du téléphone vient perturber cet instant d’harmonie. Je me dirige vers l’appareil qui trône sur la console près de la cheminée et décroche. Le combiné en main, je fais quelques pas vers la clarté extérieure. Je m’adosse à la baie vitrée. La voix de mon cousin Paul me paraît bien sombre au bout du fil :

« Papa est décédé cette nuit.

— Oh ! Lui, pourtant tellement alerte. Que lui est-il arrivé ?

— Je ne sais pas encore précisément. C’est le médecin de la maison de retraite qui vient de m’avertir. Je dois m’y rendre pour en savoir davantage.

— Nous sommes de tout cœur avec toi, tu le sais.

— Ce que je voulais aussi te raconter, c’est que cette nuit, je me suis réveillé et je n’étais pas bien du tout. J’ai ressenti des douleurs un peu partout. C’était bizarre. J’ai songé à mon père. J’étais sûr qu’il était arrivé quelque chose. L’appel du médecin ne m’a pas étonné. »

Cette précision de Paul me ramène vers mon enfance. Je devais avoir environ 6 ou 7 ans, quand un jour, en plein milieu d’un après-midi ensoleillé, alors que je jouais avec mes poupées dans le jardin, je fus incommodée par une âcre odeur de fumée. Je rejoignis ma mère dans la maison pour lui dire. Ensemble, nous sommes sorties dans la rue pour essayer de découvrir l’origine de ces émanations. Sitôt le seuil franchi, je me suis mise à suffoquer. Je n’arrivais plus à respirer, l’air me manquait. Ma mère, quant à elle, n’éprouvait rien de particulier. Cette même nuit, un incendie se déclara dans la ferme voisine. Je pouvais donc sentir les événements avant qu’ils ne se produisent ?

Quelques années plus tard, nous nous amusions ensemble Paul et moi derrière le mur du cimetière du village. Un chat noir que nous ne connaissions pas était venu se frotter contre nos mollets. La bête miaulait tout ce qu’elle pouvait. Dans notre jeu, nous avions imaginé que ce chat était le curé de la paroisse. Le père Jacques avait la réputation de fourrer son nez partout, ce qui dérangeait et faisait parler aux alentours. Le comportement du félin orienta notre pensée vers cette proie facile. Nous nous sommes mis à l’invectiver. Les bras tendus vers lui, nous avons projeté nos mains vers notre victime toute désignée, lui jetant des sorts en hurlant :

« Hors de notre vue, Père Jacques ! Ou tous les assassins du monde vont sauter sur toi !

— Au diable, Père Jacques ! Ou tu auras la patte cassée ! »

Effrayé par nos cris stridents, le pauvre animal s’enfuit sans demander son reste. Nous n’en pouvions plus de rire de notre farce. Les larmes aux yeux, nous sommes rentrés chacun chez soi, en nous promettant de renouveler l’aventure dès le lendemain. Nous dégoterions bien un autre souffre-douleur qui servirait notre âme créatrice.

Lorsque j’ai appris en soirée que le prêtre avait été agressé au cours d’une sortie le jour même dans le bourg voisin et que suite à cette attaque, il se retrouvait immobilisé, une jambe cassée, j’ai pensé que le ciel me tombait sur la tête. Avec Paul, nous avons décidé de cesser ces jeux stupides. Nous nous sentions coupables comme si nous étions responsables du forfait. Ainsi, nous pouvions provoquer certains événements…

Lorsque j’étais au collège, j’ai révélé à mes parents mon désir d’exercer le métier d’astrologue. Je voulais sans doute me racheter pour avoir porté atteinte à des personnes par ma seule pensée. Je me voyais dire la bonne aventure à des clients désespérés, attendant de moi le meilleur. Le domaine du surnaturel m’attirait et il me semblait que ce travail me comblerait. Mes dons pouvaient-ils avoir un lien avec les astres, l’infini ? J’avais commencé à m’intéresser à la position des planètes, leur influence sur les destins. Mes parents m’interdirent les recherches que je menais sur la question et s’opposèrent à mes ambitions professionnelles indignes d’une jeune fille de notables. Il était de mon devoir de reprendre la charge notariale familiale. J’avais donc finalement suivi l’exemple de mon père et avais poursuivi mes études.

J’ai rencontré Pierre à l’université et nous nous sommes mariés. Je me demande encore ce qui nous a rapprochés, moi, de nature rêveuse et lui cartésien à outrance. J’étais devenue, à l’âge adulte, agréable à regarder, ce qui n’avait rien gâché. Il faut dire que de son côté, il était tellement beau que j’en étais très amoureuse. J’ai été heureuse avec lui pendant toutes ces années. Nous avons conçu de charmants enfants et quel plaisir de voir grandir nos petits-enfants ! Je les cajole, je les console dès qu’une contradiction les assaille. Cela m’a enchantée de détecter, par les remarques d’une de mes petites-filles, Lucie, l’intuition dont cette gamine est dotée. J’avoue que je lui voue une attention particulière.

Des rêves s’avérant prémonitoires sont venus perturber régulièrement mon quotidien d’adulte. Paul, de son côté, vivait également des expériences similaires. À chaque fois, nous nous contactions et nous nous racontions ce qui s’était produit. Il était convenu depuis longtemps que ces événements resteraient entre nous. Les autres n’auraient pas compris. Les années passèrent sans que notre connivence fût affectée.

Cet appel de Paul me laisse dans la peine, mais pour nous, la vie continue avec ses joies et ses souffrances.

Un mois s’est écoulé depuis le décès de mon oncle Jean quand, en pleine nuit, je me réveille d’un bond. Un rêve macabre, dont je ne comprends pas la signification vient de perturber mon sommeil. Je déambulais entre des tombes d’où émergeaient des squelettes vociférants. Des douleurs étranges parcourent mon corps, provoquant une sensation bizarre dans tout mon être. Couchée dans mon lit, j’ai beau tenter de m’étirer, rien n’y fait. Afin de ne pas réveiller Pierre qui semble dormir tranquillement à mes côtés, je me lève et sors de la chambre sans faire de bruit. Je marche de long en large dans le couloir carrelé pour me détendre. Petit à petit, je me sens mieux. Je suis soulagée.

Me reviennent cependant en mémoire les signes identiques décrits quelques semaines plus tôt par Paul et qui ont abouti au constat du décès de son père. Je suis prise de panique. Même si je suis consciente que je ne pourrai pas forcer le destin, c’est plus fort que moi, il faut que j’agisse.

Je pense à tous les membres de ma tribu. J’ai besoin de savoir que tout se passe bien chez chacun d’eux.

J’empoigne le téléphone et j’appelle mon fils aîné.

« Charles, tout va bien chez toi ? Ne cherche pas à comprendre. Va voir si les filles vont bien. Et Julie, ça va ?

— Que se passe-t-il ? Tu fais n’importe quoi. En pleine nuit, nous appeler ! Tu délires, maman !

— Je t’expliquerai plus tard. Ne tarde pas. J’appelle ton frère et ta sœur. Tiens-moi au courant. »

Dans la foulée, je contacte mes deux autres enfants et leur débite le même discours. Leur accueil s’avère des plus froids. Ils ne peuvent comprendre la terreur qui m’étreint. À contrecœur, ils me rappellent pour me rassurer. Rien d’anormal dans leurs maisonnées. Ils veulent chacun savoir ce qui a motivé mon appel.

« Ne t’inquiète pas. Je pense qu’il s’agit d’une simple crise d’angoisse. Excuse-moi de t’avoir réveillé. Rendors-toi vite. Je t’embrasse. »

La nécessité de prendre des nouvelles de mon cousin Paul s’impose à moi. Je l’appelle. Bien qu’émergeant d’un sommeil profond, il se montre compréhensif envers moi. Lui-même aurait eu la même réaction dans cette situation, sans aucun doute. J’ai besoin aussi de son appui pour envisager la poursuite de ma démarche.

« À qui penses-tu encore… ?

— À mon amie Louise, mais elle est en vacances aux Bahamas. Avec le décalage horaire, elle doit être en pleine fête, telle que je la connais.

— Du coup, elle est certainement entourée. Si elle se trouve en danger, elle sera prise en charge rapidement. Recouche-toi et essaie de te rendormir.

— Tu as raison. Excuse-moi encore. »

Nous raccrochons. Je ressens le besoin de me poser avant de rejoindre mon lit. Les instants que je viens de vivre m’ont épuisée. Je sais que j’aurai du mal à retrouver le sommeil si je monte immédiatement dans ma chambre. Je chauffe une bouilloire d’eau. La valériane fera l’affaire. Je m’installe dans un fauteuil moelleux du salon et savoure l’infusion concoctée. Je sens un bien-être se propager dans tout mon corps et des bâillements profonds font leur apparition.

Je regagne mon lit à tâtons afin de ne pas réveiller Pierre. Je me glisse sous les draps. Voulant me réchauffer, je me pelotonne contre mon homme. Le contact est glacial. Prise d’effroi, je m’assois et allume la lampe de chevet. Pierre gît, blanc comme un mort. Il ne respire plus.

À la vue de son corps inanimé, ma gorge se serre et j’éclate en sanglots. Les regrets m’assaillent. Aurais-je pu le sauver si j’étais restée à ses côtés ?