Les balbutiements de ma double vie

Les balbutiements de ma double vie

10 mars 2021 3 Par nadine-moncey

« Les passagers du vol AF 0792 en partance pour Pointe-à-Pitre sont priés de rejoindre la salle d’embarquement. » Dans les espaces du terminal Orly 3 résonne la voix féminine et suave.

Yess ! Après Conakry la semaine dernière, je navigue aujourd’hui vers la Guadeloupe.

Exit cette année sabbatique censée me procurer du temps pour assouvir mon désir d’écriture et redonner du sens à ma vie. Merci, Adil de m’avoir mise au pied du mur. Grâce à toi, j’ai renoué plus tôt que prévu avec mon métier d’hôtesse de l’air et retrouvé ma chère liberté, loin de chez moi où j’étais à la merci des miens. Rien à la maison pour favoriser l’éclosion d’idées géniales dans mon cerveau engourdi. En reprenant mon poste, je vais jouir chaque mois de quinze jours pleins, rien que pour écrire ! Un trésor inestimable !

Nous atterrissons à 17 heures 55, heure locale. Par chance, je fais équipe sur ce vol avec Isa et Nathan. Dès l’ouverture des portes, le souffle d’une bouffée d’air chaud s’engouffre dans l’appareil. Les voyageurs quittent l’avion, les visages souriants. Notre service terminé, nous rejoignons tous les trois, dans la bonne humeur, nos chambres climatisées. J’ai prévenu mes collègues : je m’isole pour écrire. Je ne suis là pour personne jusqu’à l’heure convenue pour le vol de retour. Vivre comme si le décalage horaire n’existait pas est mon intention. Le sommeil s’invite sans plus attendre.

Il est 2 heures quand je m’éveille. À cet instant, dans l’obscurité de ma chambre, mon esprit s’évade vers mon héros, Ibrahim, jeune migrant. Je me revois à Conakry baignant dans l’ambiance de cette capitale aux rues bruyantes et colorées.

« Entourée par les stands d’épices du marché de Koloma qui parfument les lieux de leurs senteurs poivrées, la boutique de tissus que tient Ibrahim… » Vite, je me lève pour noter cette phrase surgie à mon esprit sans effort à mon réveil, avant de l’oublier.

Puis, un café, une viennoiserie. À 6700 kilomètres de chez moi, j’allume mon ordinateur. J’ouvre le fichier « Ibrahim – chapitre 2 ». Je suis totalement habitée par mon scénario. « Sans la mort de son père, jamais Ibrahim n’aurait quitté la Guinée… » Je suis concentrée, loin de tout, dans un état second. J’écris, j’écris quand tout à coup, les vibrations de mon téléphone portable me ramènent à la réalité. Une consigne pourtant claire : ne me déranger qu’en cas d’urgence. Au creux de ma poitrine, mon cœur s’affole. Et si c’était une urgence ! Je jette un œil et découvre le message de mon fils Maxence. En retravaillant, je l’ai laissé en plan avec ses démarches administratives d’autoentrepreneur.

« Maman, tu me manques. Je suis harcelé par les services fiscaux et je suis perdu. Ils veulent une réponse pour vendredi. » Vendredi ! On est lundi, ça peut attendre mon retour !

Je me calme et reprends : « En France, Ibrahim voit toutes les portes se refermer… ».

Le rythme de mon écriture s’accélère, tout s’imbrique harmonieusement. Sans que je m’en rende compte, le temps s’écoule, ponctué par des gargouillis au creux de l’estomac qui passent comme ils sont arrivés.

Soudain, mon attention est attirée par un coup discret frappé à ma porte de chambre. Je ne peux pas faire la morte. J’ouvre.

« Isa, t’as un problème ?

— Ma belle, viens à la piscine ! me supplie-telle. L’eau est délicieuse. Quel malheur de s’enfermer ainsi !

— Tu n’as rien compris. L’écriture, c’est ma vie. » Et je lui claque la porte au nez.

« La demande d’asile d’Ibrahim est refusée… » Me replonger dans mon récit me prend quelques instants. La fluidité m’échappe. Je fais mine de ne pas percevoir les frémissements d’appels sur Skype qui ne cessent de retentir. Maxence me rase au plus haut point. Il aura sa réponse quand je l’aurai décidé.

Plus tard, dans le couloir, j’entends la voix d’Isa qui m’appelle. Pour qu’elle récidive, ça doit être sérieux.

« Par pitié, réponds à ton mari ! Comme il n’arrive pas à te joindre, il m’a contactée. Je lui ai dit que tu étais avec Ibrahim, il n’a pas l’air d’apprécier !

— T’en fais que des comme ça ! Ouste ! Va vivre ta vie et fiche-moi la paix ! Je m’en occupe. »

Mes nerfs sont à vif. Je contacte Philippe sinon il ne me lâchera pas. Il se connecte aussitôt.

« C’est qui cet Ibrahim ? hurle-t-il.

— C’est le personnage principal de mon roman !

— Je croyais que c’était Adil !

— Tu ne comprends vraiment rien. Adil m’a raconté son parcours et j’écris un roman sur sa vie. Ok. Qu’il est pressé de lire d’ailleurs ! Mais je n’allais pas prénommer mon héros Adil ! Je l’ai prénommé Ibrahim.

Philippe n’ose répliquer.

— Finalement, tu appelais pourquoi ?

— Tu as mis des serviettes dans le lave-linge. Je voulais savoir si je pouvais faire tourner une machine en ajoutant mon pull bleu en cachemire. »

Les bras m’en tombent ! Je me contiens afin de lui répondre le plus calmement possible et retourne à mon ordinateur. J’inspire, j’expire et reprends tant bien que mal le cours de mes idées.

« La déception se lit sur les traits d’Ibrahim, il espérait tant… »

Des claquements sourds résonnent dans le couloir. On frappe. Zut, j’ai oublié d’accrocher le petit écriteau « Ne pas déranger ». La femme de chambre ! Je me cramponne pour l’accueillir poliment.

« Je vous laisse travailler. Je vais prendre ma douche pendant ce temps-là. »

Quand je reviens dans la chambre, je la découvre assise à mon bureau, lisant ma page en cours. Elle se tourne vers moi, les yeux brillants.

« C’est très beau. J’ai voulu moi aussi aller vivre en métropole. Et même en tant que Française, ça n’a pas été facile. Je suis rentrée ici. Vous me direz quand il sortira votre bouquin ? » Je suis émue. Ce bref échange me rassure.

À nouveau seule, je fais le bilan de ma journée. Malgré tout, j’ai bien avancé. Je suis éreintée, mais heureuse. Il est 18 heures. J’éteins mon ordinateur, dévore le contenu de mon plateau-repas et m’allonge. Demain, décollage à 6 heures. Ibrahim s’infiltrant dans mes songes, le sommeil m’envahit.