Trace indélébile (Nouvelle témoignage)

1 novembre 2018 1 Par nadine-moncey

 

Ma sœur jumelle, Lucie, a pris sa décision : elle renonce au poste que son employeur lui a proposé et va réfléchir à une reconversion professionnelle vers un métier qui sera en adéquation avec ce qu’elle est.
En ce début d’année, je la voyais dépérir, jusqu’à ce qu’elle se décide enfin à se confier à moi. D’ailleurs, mutuellement, nous opérons ainsi depuis toujours et échangeons régulièrement sur les événements qui peuplent nos vies. Recueillant sa confidence, j’apprends que c’est une proposition de sa hiérarchie qui la contrarie particulièrement : sa direction veut l’affecter sur un poste à responsabilités exigeant de sa part un management reposant sur une communication active et dynamique. Ses supérieurs considèrent qu’elle dispose d’un potentiel technique lui permettant d’accompagner une équipe vers une efficacité décuplée. Or, sa fonction actuelle s’exerce de façon autonome, isolée. Cela lui convient à merveille et elle accomplit sa mission avec un succès reconnu. Elle a du mal à s’imaginer dans la peau d’une meneuse, contrainte à exercer des talents de communicante qu’elle n’a pas. Ce qui la tourmente encore davantage, c’est qu’on ne lui laisse pas vraiment le choix. En effet, son poste actuel est appelé à disparaître.
Je comprends son désarroi alors que me revient à l’esprit un épisode de notre enfance.
Nous avions huit ans et fréquentions la même classe. Parmi nos camarades, il y avait Chloé, petite blondinette pimpante. Cette enfant, très jolie, détenait en outre un charme absolu. Elle portait toujours de beaux vêtements, d’excellente facture. Sa maman, femme élégante, savait mettre en valeur sa fillette. Bien que toute jeune, cette gamine était consciente de l’aura qui émanait d’elle et savait utiliser ce don du ciel. Seul bémol la concernant, elle n’était pas très bonne élève. Nous étions toutes attirées par elle mais Lucie encore bien davantage. Il fallait l’entendre chaque jour au retour de l’école raconter à notre mère les exploits de Chloé. Il n’y en avait que pour elle. Elle lui vouait une grande admiration et se comportait comme si elle en était amoureuse.
Un matin, alors que le groupe s’apprêtait à rentrer en classe, nous sommes interrompues dans nos bavardages par des sanglots. Aurélie, la copine attitrée de Chloé, est en pleurs. Les explications ne tardent pas à se murmurer dans le rang : Chloé ne veut plus l’avoir pour amie. Quelques jours plus tard, je constate que Chloé a jeté son dévolu sur ma sœur qui est très fière d’avoir été choisie comme amie en titre de cette demoiselle. A partir de là, elles ne quittent plus. Un jour, je les entends discuter toutes deux à la récréation. Nous sortions d’un devoir de mathématiques et elles comparaient leur résultat. Lucie, très bonne élève, n’arrivait pas à la même somme finale que son amie dans l’exercice fait en classe. Il était évident que Chloé avait raté son devoir. Dans un élan du cœur et désirant faire plaisir à sa camarade, Lucie lui propose de retourner rapidement en classe, d’effectuer en cachette la correction afin de lui épargner une nouvelle mauvaise note. Je les vois partir vers le bâtiment et revenir après un certain laps de temps. Je remarque par leur attitude qu’elles ont dû parvenir à modifier le montant erroné. Elles me paraissent satisfaites d’avoir pu mener à bien leur petit arrangement. J’ai tout vu, tout entendu. Ma sœur le sait mais elle sait tout aussi bien que je ne la trahirai pas.
La cloche sonne. Nous retournons en classe. Alors que chacune est installée à son pupitre, Madame Bernard, la maîtresse, exige le silence et s’adresse à Chloé et Lucie. :
– Pouvez-vous me dire ce que vous êtes venues faire dans la classe pendant la récréation ?
– Chloé avait oublié son goûter, répond ma sœur.
– En es-tu sûre, Lucie ?
Le visage de ma sœur devient écarlate.
L’enseignante reprend :
– Chloé, veux-tu m’apporter ton cahier de mathématiques ?
Chloé s’exécute sachant qu’elle ne peut se soustraire à l’ordre donné.
– Peux-tu me dire pourquoi l’exercice que tu as effectué ce matin est raturé ?
Chloé est sans voix. L’institutrice s’adresse à Lucie :
– As-tu une explication, Lucie ?
Ma sœur est tout aussi muette. Madame Bernard demande sévèrement :
– Puis-je savoir qui a eu l’idée de corriger les erreurs de Chloé ?
Lucie se dénonce. Au regard d’Aurélie, j’ai la conviction que c’est elle qui a dû les surprendre et qui, par jalousie, a rapporté à notre institutrice ce qu’elle avait vu. Là, l’enseignante demande à Lucie de venir vers elle. Elle pose une main sur son épaule, l’oblige à se pencher en avant et lui administre devant toute la classe une fessée mémorable.
Bien après mai 68, le châtiment corporel était encore tenace dans certains établissements scolaires. D’un commun accord, nous décidons Lucie et moi de garder le secret sur cet événement. De mon côté, je sais la honte qui l’a envahie ce jour-là et ressens de l’injustice par rapport à Chloé qui a été épargnée.
L’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais, le lendemain, dès son arrivée dans l’école, Chloé s’approche de Lucie en lui disant :
– Tu ne peux plus être mon amie. Mes parents ne veulent pas que je parle avec quelqu’un qui m’a aidé à communiquer.