A goûter sans modération

A goûter sans modération

15 décembre 2021 1 Par nadine-moncey

Nouvelle qui m’a valu le 2ème prix au concours de la Meilleure Nouvelle organisé par l’association Le livre en campagne de Doulcon, édition 2020-2021. Thème du concours : le partage. Bonne lecture !

Elles étaient postées toutes deux face à face à l’entrée de l’école, le regard électrique de l’une plongé dans le regard couleur du soir de l’autre. Situé à l’extrémité d’une place s’étalant à l’ombre de marronniers en fleurs, l’élégant bâtiment de plain-pied, en pierres de taille, se voyait de loin. Il était cerné par une grille au-delà de laquelle on pouvait apercevoir l’agitation du lieu, lorsque la classe s’interrompait. Autour des deux petites, régnait l’effervescence habituelle des sorties : les démarrages rapides des parents pressés, les stationnements aléatoires au plus près, le va-et-vient des élèves ravis de pouvoir enfin raconter en famille leur journée, les éclats de rire.

— J’avais faim, lui avait avoué dans ce brouhaha, Stefania honteuse, les yeux rougis.

Cette enfant était arrivée dans l’école en cours d’année scolaire. On ne savait d’où elle venait. Sans doute d’un pays de l’Est. Elle parlait peu et lorsqu’elle balbutiait quelques mots, on comprenait difficilement ce qu’elle exprimait. Son langage était décousu, ses phrases mal construites. Son accent prenait toute la place. Si bien qu’on lui adressait très peu la parole. La maîtresse elle-même semblait ne pas s’intéresser à elle. L’enfant oubliée dans le fond de la salle se délitait, dans son silence.

Mais ne dit-on pas « ventre qui a faim n’a pas d’oreille ». Si elle avait faim, elle ne possédait sans doute pas non plus l’énergie indispensable pour suivre le cours de Madame Constantin. Son frère, Zadig, qui venait parfois la chercher à la sortie d’école en possédait, quant à lui, de l’énergie à revendre ! Ce n’était pas du goût de parents soupçonneux qui voyaient sa présence d’un mauvais œil. Hélas, leur famille faisait partie de ces communautés qui, de par leur origine, sont rejetées par tous les pays, même par celui dans lequel elles sont nées.

Ce matin-là, comme tous les matins, lorsque la sonnerie donnant le signal de la récréation retentit, les élèves se précipitèrent hors de la classe, pressés de se défouler dans la cour, le goûter à la main.

Emilie, petite blondinette aux yeux bleus, s’empara de son sac à dos, fouilla, fouilla. Non, son croissant ne se trouvait pas à l’intérieur. Elle était sûre pourtant que sa maman l’avait déposé là comme chaque matin. Elle n’avait pas vraiment faim, mais par habitude, elle croquait machinalement dans cette viennoiserie. Jamais par plaisir bien que Sophie, sa maman, fasse en sorte d’attiser son appétit : un jour, c’était croissant nature, le lendemain, croissant au chocolat, le surlendemain, croissant aux amandes, et parfois des pâtisseries maison, mais rien n’y faisait. L’enfant se forçait à manger. Elle ne comprenait pas pourquoi son père voulait si souvent déguster des gâteaux. La gourmandise d’Alexandre l’épatait.

Quand Emilie constata la disparition, elle en fut presque soulagée. Elle n’aurait pas à mastiquer à contrecœur la pâte qui resterait collée à ses dents, à déglutir les résidus sans en avoir envie.

De là à consentir qu’on lui ait volé, pas question. Fâchée, elle se dirigea vers l’institutrice.

— Maîtresse, on m’a volé mon croissant. Il était dans mon sac à dos ce matin et il a disparu.

— Es-tu certaine qu’il y était vraiment ?

— J’en suis sûre. Maman ne l’oublie jamais.

— Tu as faim ? Veux-tu un carré de chocolat pour te faire patienter jusqu’à midi ?

— Non merci, ça ira.

De retour en classe, la nuée d’écoliers reprit sa place habituelle. Madame Constantin n’y alla pas par quatre chemins comme elle savait si bien le faire.

— Silence, les enfants, écoutez-moi ! Il s’est produit quelque chose d’inadmissible. Quelqu’un a dérobé le goûter d’Emilie. L’auteur de ces faits est prié de se dénoncer.

Un murmure accompagna ses paroles. Les élèves se scrutèrent mutuellement avec suspicion. Des regards plus appuyés encore se dirigèrent vers Stefania. Mais personne ne se manifesta.

— Si celui ou celle d’entre vous qui a commis cet acte ressent un certain remords, il lui sera toujours possible d’avouer ce vol. Oui, car il s’agit bien d’un vol. Et… « qui vole un œuf vole un bœuf ! » nous souffle le dicton populaire.

Elle profita de cet incident pour y aller de sa leçon de morale culpabilisante. La journée se poursuivit sans anicroche. Le soir, à la sortie de l’école, Stefania, s’assurant que personne ne s’intéressait à elle dans le tumulte de la fin de cours, se dirigea vers Emilie et expia son forfait.

— J’avais faim. Mes parents n’ont pas d’argent et je n’ai jamais de goûter. Mon grand frère, lui, se débrouille. Mais pour moi et mon petit frère, c’est difficile.

Emilie avait du mal à réaliser ce que cela voulait dire. Pour elle qui n’éprouvait jamais cette sensation, impossible d’imaginer l’état dans lequel pouvait se trouver un être humain affamé. Ça devait sans doute être grave, plus grave qu’un vol perpétré pour se nourrir.

— Je comprends, lui avait-elle répondu sans vraiment comprendre. Ne t’inquiète pas, je ne dirai à personne que c’est toi qui me l’as pris.

Le soir même, un appel aux dons lancé à la télévision par une organisation caritative attira l’attention d’Emilie. Un nombre impressionnant d’enfants mouraient de faim à travers le monde. Emilie écarquilla ses yeux humides. Elle fut profondément choquée par ce qu’elle entendait. Et ces images de torses squelettiques qui s’affichaient ! On pouvait en mourir ! Elle pensa à Stefania qui lui semblait bien trop maigre. C’était une petite brunette aux cheveux raides, à la peau bronzée, aussi bronzée que celle de la mère d’Emilie quand ils revenaient de leurs vacances à la mer. Des cernes noirs soulignaient ses yeux foncés. Ses ongles étaient rongés comme si elle avait voulu remplir son estomac en les grignotant.

Emilie alla rejoindre sa maman occupée à préparer le dîner, dans la cuisine.

— Maman, ça fait quoi quand on a faim ?

— C’est sûr, Emilie, qu’heureusement ou malheureusement, ça t’arrive rarement ! Je dirais même jamais, n’est-ce pas ? C’est vrai, ce n’est pas une sensation agréable. Mais, quand on sait qu’on peut la soulager rapidement, on fait avec.

— Et quand on n’a pas d’argent pour s’acheter de la nourriture ?

— Là, c’est plus délicat. Quand on a faim et que l’on ne peut pas manger, on peut sentir des vertiges, avoir l’impression qu’on va s’évanouir.

— On peut en mourir ?

— Oui, il y a des pays dans le monde où l’on meurt de faim.

— Et en France ?

— Normalement non. Mais il y a quand même des familles dans lesquelles on doit limiter par manque d’argent, ce que l’on mange. Des familles où l’on ne mange que le strict minimum. Où l’on ne se fait jamais plaisir en mangeant des sucreries par exemple. Mais il y a aussi les associations qui donnent de la nourriture.

Et voilà que le lendemain matin, Stefania ne vint pas à l’école. Emilie s’inquiéta. L’enfant était-elle morte de faim pendant la nuit ? Des idées sombres traversèrent son esprit. À la récréation, impossible pour elle de mordre dans la pâte moelleuse de son croissant. Rien ne passa ce jour-là. Son estomac demeura vide. Stéfania occupait toutes ses pensées. Elle se sentait terriblement fragile. La moindre remarque lui aurait fait monter les larmes aux yeux si elle n’y avait pas prêté attention. Elle évita ses copines de classe. Elle s’isola le plus souvent possible. Au cours de la journée, lorsque l’institutrice l’interrogea sur un sujet qu’habituellement elle maîtrisait, elle resta muette. D’ailleurs, elle n’avait même pas entendu la question de l’enseignante.

— Tu me sembles dans la lune, aujourd’hui, Emilie.

Madame Constantin ne s’arrêta pas davantage sur l’état moral de l’enfant et c’était tant mieux. À la sortie de l’école, Emilie décida de prendre la direction que Stefania utilisait chaque soir pour rentrer chez elle. Elle ne savait pas où la petite réfugiée habitait. Si par chance, elle pouvait percevoir un indice sur son chemin et la retrouver, elle serait grandement rassurée. C’était le but de son détour. L’écart qu’elle entreprit pour rejoindre sa maison ne lui apporta aucun élément de réponse. Elle ne voulait pas malgré tout trop s’attarder. Il ne fallait pas inquiéter sa maman. Elle rentra bredouille chez elle. Elle passa une nuit peuplée d’images dérangeantes. Tour à tour, elle vit le squelette de Stefania déambuler sur une place de la ville. Puis, une Stefania obèse ne parvenant pas à se mouvoir.

Un autre rêve la perturba également. Elle revenait avec ses parents d’une cueillette de cerises à la campagne. Dans le coffre de la voiture, de grandes bassines étaient chargées de ces fruits charnus, d’un rouge tellement vif qu’il semblait avoir été inventé pour eux. Tout à coup, à l’approche d’un virage, le véhicule fit une embardée. L’habitacle se retrouva rempli de ces petites billes qui s’amoncelèrent au point de la submerger. Elle perdit le souffle et se réveilla en pleurs. Elle n’en dit mot à personne.

La profusion de nourriture dont elle jouissait l’embarrassait au point de lui inspirer de tels cauchemars. Pendant ce temps-là, des gens souffraient de malnutrition et Stefania était peut-être morte de cela.

Emilie n’eut qu’une hâte ce matin-là, celle de franchir les grilles de l’école au plus vite. Elle devait découvrir le plus rapidement possible si Stefania était revenue. Son anxiété augmentait à chaque pas. Cet état d’esprit ne favoriserait encore pas son appétit.

Soudain, son regard s’éclaira à la vue de l’enfant responsable sans le savoir de ses contrariétés. Elle cheminait dans sa direction. Emilie s’avança vers elle.

— Tu n’es pas venue en classe, hier. Je t’ai attendue.

— Non. Je devais garder mon petit frère. Mes parents avaient un rendez-vous important pour trouver du travail. Si ça marche, on aura à manger. J’espère qu’il y en aura assez.

L’appréhension de Stefania par rapport à l’avenir ne passait pas inaperçue. Son regard restait sombre et l’inquiétude l’habitait.

— Elle est jolie ta robe, lui souffla Emilie.

— Ce sont les dames de l’association qui l’ont donnée à maman pour moi.

Bien sûr, Emilie comprit que si la famille de Stefania manquait d’argent pour se nourrir, se vêtir devait être compliqué également.

— Tiens, j’ai un croissant pour toi !

— Et toi, tu n’as pas faim ?

— Je n’ai pas mangé le mien hier. Je n’en voulais pas.

– Merci. Je peux le manger ? Maintenant ?

— Si tu as faim, bien sûr que tu peux le manger maintenant.

Elle n’en fit qu’une bouchée sous le regard ahuri de sa bienfaitrice qui n’avait jamais vu personne se ruer ainsi sur de la nourriture.

En cours de matinée, Madame Constantin constata le changement d’attitude de Stefania. L’enfant habituellement totalement éteinte, dans son coin, réfugiée au fond de la classe, réagissait davantage aux questions posées par l’institutrice. Elle se révélait. Ses yeux, souvent mornes, pétillaient comme si la soif d’apprendre de Stefania envahissait tout son être. Rassasiée, elle pouvait enfin se concentrer sur le cours. Témoin de cette métamorphose, Emilie rentra chez elle ragaillardie.

Dès le lendemain, elle alla elle-même à la boulangerie acheter son croissant dont elle remit à sa nouvelle amie les trois-quarts. Elle avait obtenu de sa mère, qui ignorait le sens de sa démarche, l’autorisation de s’y rendre elle-même. Les jours suivants, elle poursuivit ce rituel de partage. Stefania, reconnaissante, ne pouvait lui offrir en échange de sa générosité que ses dessins ornés de petits cœurs joyeux. Ce troc satisfaisait Emilie dont le subterfuge passa inaperçu auprès des siens.

Un soir, Zadig vint chercher sa sœur à la sortie de l’école. Il s’adressa à Emilie :

— C’est toi qui donnes tes croissants à ma sœur ?

– Oui. Je n’en ai pas besoin et ça lui fait plaisir.

— Tes parents, ils ont de l’argent ?

— Assez pour nous acheter à manger.

— Mais encore ?

— On n’a pas à se plaindre.

L’interrogatoire du jeune garçon mit Emilie mal à l’aise. Elle lui avait répondu sans trop savoir si ce qu’elle disait était exact. Elle ne s’était jamais posé ce genre de questions. La seule chose dont elle était consciente, c’est que chez elle, on ne parlait jamais d’argent. Elle ne manquait de rien, c’était l’essentiel.

Comme pour la contredire, quelques jours plus tard, sa maman l’interpella :

— Au fait, Emilie, Madame Pierre, à la boulangerie, ne te rend jamais de monnaie ?

— Non, le prix du croissant, c’est tout juste un euro. Donc, il n’y a pas de monnaie.

Faisant confiance à son enfant, Sophie ne chercha pas à en savoir davantage et passa à un autre sujet :

— Tu as réfléchi à ce que tu veux pour ton anniversaire ?

— Cette année, je préférerais de l’argent, lui répondit Emilie. Tu le diras aussi à Mamie et aux autres ?

— Tu as un projet précis ?

— Oui, mais c’est une surprise.

— On le déposera sur ton compte en attendant l’achat que tu envisages.

— Non, s’il te plaît, je voudrais des pièces et des billets.

La réponse d’Emilie chagrina sa maman. Entre la monnaie de la boulangère jamais rendue et le besoin de disposer d’argent liquide, l’attitude de sa fille commença à l’inquiéter. Sophie se mit à surveiller les faits et gestes de l’enfant. Elle la savait capable de garder pour elle ses contrariétés.

Elle remarqua aussi que des pièces disparaissaient régulièrement de son portefeuille. Il n’y avait plus aucun doute, Emilie était victime de racket. Inutile d’aborder la question franchement avec elle, celle-ci nierait, c’était certain.

Quelques jours plus tard, contrairement à son habitude, elle alla chercher Emilie à l’école après les cours. Elle attendait que les enfants apparaissent. Elle vit, à quelques mètres, Sandrine, la maman de la meilleure camarade d’Emilie qu’elle connaissait un peu. Lors des sorties scolaires, elles se rapprochaient souvent du fait de l’amitié qui s’était nouée entre leurs filles.

— Bonjour, vous allez bien ?

– Bonjour. Merci. Et vous ? Je n’entends plus trop Cécile me parler d’Emilie en ce moment.

— Ah ? Je suis étonnée. Elles passent pourtant beaucoup de temps ensemble.

— A priori, un peu moins qu’avant. Cécile en est d’ailleurs assez triste.

— Je ne suis pas au courant…

— Emilie est de plus en plus souvent avec Stefania, une petite étrangère qui est arrivée à l’école en cours d’année. Elles ne se quittent plus. La gamine, ça va, mais la famille…

— La famille ?

— Les parents ne travaillent pas, répondit Sandrine d’un air dédaigneux.

Sophie attendit encore quelques jours puis prit rendez-vous auprès de Madame Constantin.

— Madame, j’ai souhaité vous rencontrer, car certains comportements d’Emilie m’inquiètent.

– Je suis surprise. Je n’ai rien vu de différent chez elle en classe. Je vous écoute.

— Voilà, depuis quelques semaines, Emilie s’intéresse plus que de raison à l’argent. Je m’explique : elle ne me redonne pas la monnaie de la boulangère, elle demande des billets pour son anniversaire. Ce sont quelques exemples. Je crains qu’elle ne se fasse racketter. Auriez-vous remarqué quelque chose ?

— Le seul changement notoire, mais sans relation avec ce que vous me dites, est qu’elle passe beaucoup de temps avec la petite Stefania qui d’ailleurs s’est admirablement bien intégrée à la classe, justement depuis qu’Emilie l’a prise sous son aile.

Vexée de ne pas avoir été mise dans la confidence de cette nouvelle amitié de sa fille avec cette enfant, Sophie se sentit gênée, mais poursuivit :

— Vous êtes sûre que cette enfant est fréquentable ?

— Je ne peux m’autoriser à porter ce genre de jugement sur les enfants dont j’ai la charge.

— Soit, mais si ma fille est victime de racket à l’école, cela vous concerne également !

– Certes. Mais je peux vous assurer qu’il ne passe rien de ce type dans l’école.

— Vous n’excluez donc pas qu’à l’extérieur il puisse y avoir des doutes…

Madame Constantin lui démontra qu’elle ne souhaitait pas se mêler de ce qui pouvait se dérouler en dehors des murs de l’école. Sophie mènerait seule son enquête.

Quelques jours plus tard, elle alla chercher à nouveau, sans l’avoir avertie, Emilie à la sortie de l’école. Elle la trouva en pleine discussion avec Stefania et un adolescent qui, à son avis, n’avait rien à faire là.

Mère et fille firent le chemin du retour à la maison main dans la main. Sophie choisit ce moment pour interroger son enfant sur la présence de ce gamin.

— C’est qui ce jeune garçon ?

— C’est Zadig, le grand frère de Stefania, ma nouvelle copine.

— Tu ne m’as jamais parlé de Stefania…

— Ben oui, c’est ma nouvelle copine. Elle est très gentille.

— Et son frère, qu’est-ce qu’il vient faire à la sortie d’école ?

— Ben, il vient chercher Stefania !

— Pourquoi te fâches-tu ? C’est une simple question.

La réaction vive d’Emilie n’étonna pas sa mère. Sa fille avait quelque chose à lui cacher. C’était sans doute ce garçon, le coupable du racket dont Emilie était victime. Il n’avait pas l’air méchant, mais sa présence ici était anormale. Malgré tout, ces enfants avaient été polis avec elle. Elle devait jouer finement si elle voulait obtenir une confidence. Il lui sembla que le moment était mal choisi. Sa fille s’était sentie agressée par sa question, il ne fallait pas en rajouter. L’instant propice arriverait bien. D’autant que pour l’instant, sans l’argent de l’anniversaire, la menue monnaie que ce Zadig avait dû récupérer devait être dérisoire. Même si la quantité de ces pièces jaunes pouvait paraître volumineuse, le montant total était sans nul doute limité.

Le soir même, Sophie confia au père d’Emilie ses inquiétudes. Lui-même avait été sollicité par sa fille qui lui chinait, depuis peu également, de l’argent. Il s’était laissé faire sans trop chercher à comprendre. Il ne lui avait pas donné grand chose, quelques pièces seulement. La situation devenait cependant problématique. Tout cela n’avait que trop duré, il fallait intervenir. Mais surtout, il fallait obtenir des aveux sans la choquer, ce qui ne serait sans doute pas une mince affaire. Ils décidèrent de s’accorder le temps nécessaire pour réfléchir à la meilleure façon d’aborder le sujet.

Le lendemain, alors que Sophie mettait de l’ordre dans la chambre d’Emilie, quelle ne fut pas sa surprise en découvrant dans une paire de boots cachée sous le lit, la multitude de pièces de monnaie qui avait dû lui être substituée. Le pactole se trouvait donc là. Elle se sentit soulagée à l’idée que sa fille soit parvenue à ne pas céder à la pression de Zadig. Mais peut-être lui avait-elle promis l’argent de son anniversaire pour le faire patienter ?

En tout cas, cette découverte lui fournissait le prétexte pour dévoiler enfin à Emilie ce qu’elle suspectait. Elle attendit le retour d’Alexandre pour entreprendre la discussion avec leur fille.

— Emilie, papa et moi nous voudrions te parler de quelque chose.

— …

— Tu n’as pas de problème en ce moment ?

— Non, pourquoi ?

— Je n’aime pas du tout l’attitude du grand frère de Stefania.

— …

— Si tu as quelque chose à nous dire le concernant, nous voudrions que tu te confies.

— Ben, je n’ai rien à dire !

— Tu vois, tout de suite, tu t’énerves.

— Je vous dis que je n’ai rien à dire.

— Et cet argent que j’ai retrouvé dans tes chaussures cachées sous ton lit… ?

À ces paroles, Emilie éclata en sanglots. Elle ne pouvait plus retenir ses larmes. Entre deux spasmes, elle parvint enfin à s’exprimer.

— Vous ne vous rendez pas compte… Stefania n’a pas assez à manger chez elle. J’ai peur qu’elle meure de faim. Et son papa n’arrive pas à trouver du travail.

Et baissant la tête :

— Je rassemble des sous pour lui donner, pour qu’elle puisse s’acheter de la nourriture.

— C’est très généreux de ta part. Nous t’en félicitons. Mais jamais tu ne pourras rassembler suffisamment d’argent pour nourrir cette enfant.

— Déjà depuis que je partage mon croissant avec elle, vous verriez comme elle travaille bien à l’école !

— Ma chérie, nous sommes fiers de toi. Mais tu ne peux pas la prendre en charge comme ça. Tu peux continuer à partager ton croissant avec elle si tu le souhaites. C’est déjà pas si mal. D’autant plus que ça a l’air de faire son effet. Tu ne peux pas faire plus. Tu comprends ?

— Je ne sais pas. Je pensais que j’y arriverais.

Emilie aurait voulu en faire beaucoup plus, mais ses parents avaient sans doute raison. Quand ils allaient en courses et passaient à la caisse, c’est vrai qu’il y en avait pour une bonne somme d’argent. À contrecœur, elle abdiqua.

De son côté, Sophie ne se sentait pas très satisfaite d’elle pour avoir soupçonné à tort Zadig. Elle s’en voulait de s’être laissée influencer par Sandrine et d’avoir jugé le gamin sans ménagement. Aurait-elle eu les mêmes pensées vis-à-vis d’un enfant d’ici ? Rongée de culpabilité, elle avait besoin de se racheter. Une idée qu’elle soumit à son mari lui vint à l’esprit. Il fallait sortir cette famille de la misère. Il fallait lui redonner sa dignité. Seul un travail pourrait les aider à y parvenir.

Aussi, quelques jours plus tard, sur les conseils de Sophie, le père d’Emilie rencontrait Stelian, le papa de Stefania et Zadig. Il y avait beaucoup à faire depuis des mois dans la petite entreprise d’espaces verts qu’Alexandre dirigeait. A l’issue de l’entretien, une poignée de main scella le contrat de travail qui unirait dorénavant les deux hommes. Il fallait donner sa chance à Stelian et Emilie n’aurait plus à s’inquiéter pour son amie. Elle continua simplement à partager avec elle son croissant du matin. De son côté, Stefania qui s’était beaucoup améliorée dans la pratique du dessin, lui offrit un portrait. La blondeur et la finesse des traits du visage représenté personnifiaient sans équivoque son modèle.