Le Revenant

Le Revenant

2 janvier 2023 4 Par nadine-moncey

Dans le plus vaste des bâtiments, celui situé au fond de la résidence sécurisée, vivaient les jumeaux Dick et Tom, connus de tous ici. Ils avaient grandi ensemble sur le domaine. Ils partageaient les mêmes distractions, somme toute limitées, et les mêmes appréhensions.

Leurs journées étaient principalement ponctuées par les allées et venues de ceux qui s’occupaient d’eux. Ce n’était pas le Georges V, mais ils ne se plaignaient pas, n’ayant que peu de souvenirs de leur maison d’enfance. Nourris, logés, blanchis, ils étaient exempts de tâches ménagères. Leur charge mentale ne résidait pas dans les contingences domestiques.

Toutefois, de sujets de contrariétés, ils n’en manquaient pas. Témoins enfants de la violence du geste désespéré de leur mère, le traumatisme était ancré au plus profond de leur être. Ils n’en parlaient jamais qu’entre eux et pourtant, tout le monde savait.

Il leur arrivait de sortir de l’établissement. Mais il ne pouvait le faire qu’accompagnés. Tous les risques de la vie extérieure leur étaient ainsi épargnés.

C’était l’hiver, à la tombée de la nuit, qu’ils avaient rendez-vous chaque soir avec le Revenant, celui qui avait fauché leur génitrice, les privant de la tendresse maternelle. Ils se retrouvaient, toujours à la même heure, au fond du large couloir et attendaient dans le noir derrière la porte vitrée.

« Il continue à nous narguer ! soupira Dick.

— Un jour, on te fera la peau ! hurla Tom à l’adresse de celui qui était à l’origine de leur malheur. 

— Tu crois qu’ils nous laisseront sortir ?

— On trouvera bien le moyen.

— À nous deux, on lui pétera la gueule ! vociféra Dick les bras tendus en signe de représailles.

— Tu sens comme ça tremble ?

— Il n’va pas tarder.

— Et ton œil, je te le crèverai ! Il n’ose même pas s’approcher de nous. On lui fait peur. Trouillard ! »

Le Revenant s’était montré. À aucun moment, il ne les fixait droit dans les yeux. Il passait à folle allure, juste pour leur rappeler qu’il rôderait toujours aux alentours. Jamais il ne leur laisserait aucun répit. Ils ne pourraient en aucun cas oublier la tragédie vécue dans leur enfance. Il les harcèlerait jusqu’à leur dernier soupir. Et eux ne pouvaient s’empêcher chaque soir de lui prouver qu’ils étaient encore là, leur regard pétri de haine, assoiffé de vengeance. Il se croyait invincible. S’il avait été plus perspicace, il aurait bien compris qu’un jour viendrait où ils mettraient à exécution leurs menaces, celles qu’ils tentaient de manifester par leurs gestes de révolte au travers des carreaux qu’ils ne pouvaient franchir.

Aux beaux jours, ils ne le voyaient plus. Ils sentaient pourtant sa présence. Il s’évertuait à faire trembler les cloisons, mais ça s’arrêtait là.

Ce soir-là, machinalement, Tom s’agrippa à la poignée de la porte vitrée qui céda sous la pression. Les deux frères se regardèrent incrédules. Depuis le temps qu’ils attendaient ce moment ! Il n’y avait personne à l’horizon. À l’intérieur, le long couloir aux murs blancs était désert. À l’extérieur, il faisait nuit et le terrain vague, qui jouxtait le bâtiment, était vide également comme toujours. Sans hésiter, ils franchirent le seuil et se retrouvèrent dehors. Ni vu ni connu. Ils prirent soin de refermer la porte derrière eux. Il ne fallait pas éveiller les soupçons.

« On y va ? demanda Tom comme apeuré.

— Ben oui ! Qu’est-ce qui t’prend ?

— Tu crois qu’on va réussir à l’abattre ?

— T’as ton couteau ?

— Comme chaque soir, il est planqué dans ma chaussette ! Et toi ?

— Moi aussi ! À nous deux, y a pas de raisons ! »

Étaient-ils vraiment prêts à en découdre ce soir-là ?

Ils avancèrent dans la nuit vers l’endroit où chaque jour le Revenant se présentait à eux. Ils avaient environ deux cents mètres à parcourir avant de parvenir là où ils pourraient se confronter à lui. Au risque de se tordre les chevilles, ils progressaient lentement, les pantoufles boueuses, d’ornière en ornière. Par chance, la lune éclairait leurs pas. Un vent glacial venu du nord retardait leur cheminement. Ils en avaient cure. Seul comptait à présent le besoin de toucher le but qu’ils visaient. Ils marchaient, le regard fixé vers le sol. Obstinés, rien n’aurait pu les arrêter.

Ils atteignirent tant bien que mal le lieu convoité. Silencieux, ils se plantèrent de part et d’autre du chemin qui traversait la campagne. Dick faillit trébucher sur une partie d’un élément en métal qui lui barrait la route. Il se rattrapa de justesse. Ce n’était pas le moment de flancher. Il fallait être droit, robuste, en garde pour attaquer de front le monstre qui ne leur ferait sans doute pas de cadeau. Leur arme en main, prête à transpercer le corps de leur future victime, ils attendirent, perclus de vengeance.

Soudain, ils aperçurent à l’horizon l’œil brillant, menaçant, du Revenant qui dévalait les pentes sans se soucier du sort que souhaitaient lui réserver les deux frères. Leurs bustes se ressaisirent à la vue de la créature qui s’approchait à un rythme effréné. Le sol tremblait sous leurs pieds. La bête immonde, défigurée par sa férocité, surgit.

Parti à leur recherche, le personnel de l’hôpital entendit alors un son déchirant la nuit. Finalement, la machine qui chaque soir à la même heure faisait vibrer l’immeuble mit fin à son mugissement prolongé. Les infirmiers pressentaient un drame lorsqu’ils parvinrent à l’endroit de la voie ferrée, où régnait une agitation anormale. Le train était à l’arrêt. Sains et saufs, Dick et Tom menaçaient le conducteur de leurs petits couteaux. Quelques passagers, encore sous le choc du freinage brutal, descendaient des wagons. Arrivés à temps, les soignants ceinturèrent les fugitifs et les désarmèrent. Quant au conducteur, on le vit s’effondrer. Depuis une vingtaine d’années, il pilotait son engin dans la hantise de revivre le jour maudit où cette femme s’était jetée sur les rails, laissant derrière elle deux orphelins.

Les psychiatres comprirent à quel point la rancune éprouvée à l’égard des trains, par les deux frères modestement armés, était tenace.