Duel ou duo (Nouvelle à partir d’une liste de contraintes)

1 février 2019 1 Par nadine-moncey

Aujourd’hui encore, réapparaît à mon esprit le visage blême de Colin le jardinier, affolé. Il franchit le seuil de la maison, hurlant à pleins poumons.
— Monsieur gît sans vie au fond du parc !
Terrifiée, je regardai Madame dévaler les escaliers et courir vers le cadavre de son époux. Elle semblait accablée. Colin tenta sans succès de la retenir afin de lui épargner la vision de cette tragique scène. Puis il vint me rejoindre dans la lingerie. En état de choc, il me décrivit sa découverte.
— Le crâne de Monsieur était éclaté. Il saignait abondamment. Son visage était totalement déchiqueté, ensanglanté. Il était méconnaissable, les yeux révulsés. J’avais bien entendu un tir tôt ce matin, mais loin de moi l’idée d’un tel carnage.
Les services de police furent dépêchés sans délai. Ils procédèrent à l’interrogatoire des personnes présentes sur le domaine et firent quelques prélèvements ici et là.
Quelques jours plus tard, le commissaire revint et informa officiellement Madame de l’issue de l’enquête : Monsieur s’était suicidé. Je n’arrivais pas à imaginer que Monsieur ait commis cet acte. Je ne distinguais pas de raison. Cela ne collait pas avec son caractère frondeur. C’était un homme très séduisant. En sportif accompli, il ne se séparait jamais de son chronomètre. Toujours prêt à piquer un cent mètres dans le parc pour entretenir sa forme. Sa personnalité me fascinait. Ne plus pouvoir entrevoir sa silhouette me plongeait dans une tristesse infinie. Il semblait éperdument amoureux de Madame qui, il fallait le reconnaître, avait beaucoup de classe.
J’époussetais les meubles du salon lors de cette entrevue de Madame avec la police. Monsieur s’était tiré une balle dans la tête avec son pistolet. Avaient été retrouvés sur lui un billet de cent francs belge et son stylo plume de valeur. Cela corroborait le fait qu’il avait lui-même commis cet acte. Un tueur extérieur l’aurait sans conteste dépouillé de ses biens.
Pour m’éloigner de la conversation, Madame s’adressa à moi sèchement :
— Madeleine, allez faire le ménage de ma chambre.
— Bien, Madame.
Perfectionniste, je retournai son matelas quand, sous mes doigts, je sentis le contact lisse d’une enveloppe. Je ne pus m’empêcher de l’ouvrir. Je découvris une lettre de Monsieur à Madame, écrite la veille de sa mort. Je commençai à la lire. Monsieur ayant appris la liaison qu’entretenait son épouse avec leur ami commun, Philippe, avait décidé de le provoquer en duel sans témoin un matin à l’aube. Monsieur Philippe était donc le tueur. J’en étais ébahie.
Je fus interrompue dans ma lecture par le bruit de pas dans les escaliers. Je refermai précipitamment l’enveloppe, la redéposai là où je l’avais trouvée et poursuivis mon travail.
J’avais bien remarqué depuis le décès de notre maître de maison la présence de plus en plus fréquente de Monsieur Philippe aux côtés de Madame. Pour moi, en ami fidèle de la famille, il l’accompagnait dans les démarches qui s’imposaient à elle en raison de sa nouvelle situation.
Le regard que je portai envers Monsieur Philippe changea dès ce moment. Petit à petit, je commençai à prendre peur. J’en étais convaincue : il avait découvert que je n’étais pas dupe de son rôle dans cette affaire. Et les événements qui se succédèrent après me confortèrent dans cette idée. Ses agissements étaient comme des menaces pour m’empêcher de parler.
Ainsi, un soir alors que je m’affaissais lourdement dans un fauteuil du salon après une journée harassante, un cri de douleur s’échappa de ma bouche. Il avait pourtant enfoncé un clou dans le coussin. Il avait dû remarquer l’endroit où j’échouais habituellement quand cette pièce était enfin désertée. La blessure resta vive pendant une bonne semaine. C’est à peine si j’arrivais à nouveau à m’asseoir. Il ne m’avait pas ratée.
Je commençai à craindre ses actes. Il avait été capable de tuer un homme, n’allait-il pas faire de moi sa prochaine victime ?
Quelques jours plus tard, absorbée par mon travail, j’empoignai les anses d’un panier à linge, quand, à ma grande stupeur, j’aperçus une vipère se lover dans les plis d’un drap. Le reptile me regarda, prêt à bondir sur ma main. Je lâchai aussitôt le tout, empreinte d’une terreur immense. J’allai chercher Colin qui mit tout en œuvre pour me débarrasser de ce serpent hideux dont les yeux exorbités m’effrayaient. Je fis des cauchemars les nuits suivantes. Toutes sortes de bestioles qui me faisaient horreur me poursuivaient. Les araignées les plus affreuses s’acharnaient contre moi. Les chauves-souris se collaient à ma chevelure. Tout y passa.
Mon agresseur ne me laissait aucun répit. L’intensité des attaques orchestrées alla crescendo. Si je survivais à ce nouvel assaut, je devais quitter au plus vite cette maison. Ces idées me traversaient la tête tandis que j’étais prise de violentes douleurs abdominales accompagnées de vomissements. Pliée en deux, j’extrayais de mon corps des déjections imputrescibles. Il était en train de m’empoisonner à petit feu. Je l’avais vu sortir de la cuisine la veille alors que jamais il ne pénétrait dans cette pièce. Ce n’était pas un hasard. Je le soupçonnais d’avoir introduit dans ma nourriture quelque ingrédient destiné à me détruire. Je rassemblai mes dernières forces pour aller à la recherche de papier à lettres afin d’informer Madame de ma démission.
J’ouvris un secrétaire. Le courrier de Monsieur était là. Je savais Madame absente pour l’après-midi. Je voulais relire cette lettre. Les mêmes mots que ceux que je connaissais déjà se succédaient sous mes yeux. Mais, au recto de la page, Monsieur poursuivait. Je sentis mes jambes se dérober et les larmes jaillir. Monsieur expliquait être atteint d’une maladie incurable. Il n’était pas en mesure d’affronter une déchéance physique et intellectuelle. Il n’avait pas non plus le courage de mettre fin à ses jours. La liaison entre Madame et Monsieur Philippe était l’occasion pour lui de disparaître sans avoir à commettre cet acte irrémédiable.
Monsieur Philippe avait exaucé ses vœux.